Théodore Duret Homme politique et journaliste français (1838-1927). Fondateur (en 1868) du journal d'opposition "La Tribune". Il fut l'un des premiers défenseurs de la peinture impressionniste en France.
Les peintres qui devaient s'appeler plus tard les Impressionnistes, dans leur jeunesse, lorsqu'ils se trouvaient encore inconnus, à l'état d'élèves, étaient déjà d'instinct des indépendants, ils se sentaient entraînés à rompre avec les règles traditionnelles. Ils s'étaient en conséquence donnés pour guides les hommes, qui avaient alors porté la peinture le plus avant dans l'observation directe de la nature et de la vie, Courbet et Corot. Ce sont ces deux maîtres qu'ils ont d'abord suivis, chacun à part soi, sans s'être encore connus ou rencontrés. Pissarro et Mlle Morisot ont profité des conseils de Corot, Renoir a peint un moment sous l'influence dé Courbet, Cézanne a emprunté à Courbet, au début, sa tonalité et sa palette. Si l'on pouvait rassembler les toutes premières œuvres des hommes qui sont devenus les Impressionnistes, on verrait, avec des différences individuelles pointant déjà, un fond commun d'une même gamme, allant des procédés de Courbet à ceux de Corot. C'est alors que Manet survint.
Rien n'est plus difficile, quand des formes d'art ou des modes de penser ont obtenu le succès, que de se représenter la répulsion qu'ils ont d'abord pu causer. Maintenant que Manet est accepté comme un maître, on ne saurait imaginer l'horreur et la colère réellement causées par ses œuvres, à leur apparition. Pour expliquer le fait, il faut dire qu'elles tranchaient absolument sur ce que les autres produisaient alors communément et qu'ainsi elles venaient heurter les notions reçues et les règles acceptées. Il faut se rendre compte. qu'au moment où Manet survenait, Courbet et Corot, qui représentaient la marche faite en avant, déplaisaient toujours au public, que leur liberté d'allures et de procédés n'était comprise et imitée que par une minorité de jeunes artistes; que Delacroix n'était encore généralement considéré que comme un artiste déréglé et incorrect, un outrancier de la couleur. Les membres de l'Institut, les peintres formant les élèves dans les ateliers, l'école de Rome, les hommes de lettres en général, le public restaient alors soumis à la tradition. Tous honoraient ce qu'on appelait le grand art, la peinture d'histoire, la représentation des Grecs et des Romains, le nu compris et traité d'après les formes venues de la Renaissance italienne.
Il existait surtout, à cette époque, une manière universellement enseignée et suivie dans les ateliers, pour distribuer en peinture l'ombre et la lumière et appliquer les couleurs. On ne concevait point que la lumière pût être introduite sans accompagnement obligé et corrélatif de l'ombre. On n'admettait point que les couleurs vives pussent être appliquées sans demi-tons intermédiaires. Mais avec cette pratique de ne mettre de la lumière qu'accompagnée d'ombre, et de n'employer de tons variés qu'avec des atténuations, on en était arrivé à ne peindre que des tableaux tenus dans l'ombre, où tout l'éclat des couleurs vives et riantes avait disparu. La critique et le public s'étaient accoutumés à ce mode éteint de la peinture, il leur apparaissait, par habitude, naturel. On ne s'imaginait même pas qu'il pût y en avoir d'autre et on trouvait excellente la production de peintres, tenus pour des maîtres, se succédant depuis longtemps dans une même voie.
Tout à coup Manet, en 1863, au Salon des refusés avec son Déjeuner sur l'herbe et en 1865 au Salon avec son Olympia, présenta des œuvres venant, par leur dissemblance d'avec les autres, causer une horreur générale. Le fond et la forme rompaient avec ce que l'on considérait comme les règles essentielles de l'art. On avait sous les yeux des nus pris directement dans la vie, qui donnaient les formes mêmes du modèle vivant, mais qui ainsi semblaient. grossières et d'un affreux réalisme, en comparaison avec les formes du nu traditionnel, soi-disant idéalisé et épuré. L'ombre appelée à faire opposition perpétuelle à la lumière n'apparaissait plus. Manet peignait clair sur clair. Les parties que les autres eussent mises dans l'ombre étaient peintes par lui en tons moins vifs, mais toujours en valeur. Tout l'ensemble était coloré. Les différents plans se succédaient, en se profilant dans la lumière. Aussi ses œuvres faisaient-elles disparate, au milieu des autres, sombres et décolorées. Elles heurtaient la vision. Elles offusquaient les regards. Les couleurs claires juxtaposées, qui s'y voyaient, n'étaient tenues que pour du «bariolage», les tons vifs, mis côte à côte, faisaient l'effet de simples taches.
Manet souleva une telle animadversion, les railleries, les insultes, les caricatures qu'il suscita furent telles, qu'il acquit bientôt une immense notoriété. Tous les yeux se fixèrent sur lui. Il fut considéré comme un barbare, son exemple fut déclaré pernicieux, il devint un insurgé, un corrupteur à exclure des Salons. Mais alors les jeunes gens d'esprit indépendant, tourmentés du besoin de se soustraire aux règles d'une tradition vieillie, virent en ce révolté contre la banalité du temps, un initiateur et un guide et après s'être surtout portés vers Courbet et Corot, ils font un nouveau pas et se portent vers lui. Manet va donc grouper des gens jeunes jusqu'ici séparés et inconnus les uns des autres. Ils se lieront par son intermédiaire.
A l'époque où il allait travailler au Louvre, vers 1861, il y avait rencontré deux jeunes filles, deux sœurs, qui y poursuivaient leurs études de peinture. Lorsqu'après le Salon des refusés de 1863 et le Salon de 1865 il fut devenu célèbre, de souvenir des rencontres faites au Louvre amena l'une des jeunes filles — l'autre allait se marier — à nouer avec lui des relations artistiques suivies. Cette jeune fille, Berthe Morisot, adoptait dès lors sa manière de peindre en clair, dans la lumière. Pissarro et Claude Monet l'adoptaient également. Pissarro, né à Saint-Thomas aux Antilles, après être venu faire ses études en France, était retourné dans son île. Il s'était trouvé ainsi loin de tout milieu artistique, retardé dans son développement. Revenu en France pour se livrer tout entier à l'art, il s'était senti porté vers la peinture de paysage. Il peignait dans une gamme avancée pour le temps, mais qui, depuis qu'il s'est adonné à la peinture claire, parait quelque peu sombre. Le Déjeuner sur l'herbe et l'Olympia de Manet l'avaient séduit. Il avait tout de suite su comprendre la valeur de ces œuvres, exécutées selon une formule nouvelle; aussi s'était-il mis à les vanter dans son entourage. Il fit la connaissance personnelle de Manet en 1866, pour se tenir avec lui en relations suivies.
En 1862, quatre jeunes gens: Claude Monet, Sisley, Renoir, Bazille, élèves chez Gleyre, se liaient d'amitié. Ils allaient se développer, animés d'un même esprit. Claude Monet, qui devait être parmi eux l'initiateur, avait visité au printemps de 1863 une exposition de quatorze toiles, que Manet faisait chez Martinet, sur le boulevard des Italiens. Il en avait ressenti une véritable commotion. Il avait trouvé là son chemin de Damas. Cependant de huit ans plus jeune que Manet, il resta plusieurs années à l'écart, sans entrer en relations personnelles avec lui. Ce ne fut qu'en 1866 qu'il alla le voir à son atelier, conduit par Zacharie Astruc, mais dès lors des liens d'amitié, qui devaient jusqu'au dernier jour se resserrer, se nouèrent entre eux. En voyant comment le groupe des Impressionnistes s'est formé, on a l'intéressant spectacle de la manière dont, à un moment donné, lorsque certaines idées sont comme flottantes dans l'air, elles peuvent pénétrer des hommes différents, s'influençant, se guidant les uns les autres au point de départ. Manet avait agi sur Monet et Monet agissait maintenant sur Sisley. à la vue des œuvres claires produites par Monet, Sisley se mettait lui aussi à peindre en pleine lumière et en tons clairs. Monet et Sisley étaient des paysagistes, qui marcheraient côte à côte dans une même voie, chacun selon ses tendances. Renoir au contraire, qui venait lui aussi à la nouvelle peinture, devait s'y faire surtout place comme peintre de figures. Bazille, le quatrième du petit groupe d'amis formé chez Gleyre, après avoir montré les plus belles dispositions, allait être enlevé prématurément. Il devait être tué, en 1871, à la bataille de Beaune-la-Rolande.
En 1866, Manet voyait émile Zola se faire avec éclat le défenseur de son art. L'Evénement, avant l'apparition du Figaro quotidien, était le journal littéraire en faveur sur le Boulevard, lu de préférence par les artistes, les gens de lettres et de théâtre. Le directeur, M. de Villemessant, avait confié le compte rendu du Salon de 1866 à émile Zola, qui débutait dans la littérature. Zola avait tout de suite présenté un éloge enthousiaste de Manet et de ses œuvres. Manet était alors honni et méprisé et Zola, par son éloge, dans un journal littéraire en faveur, avait causé une telle indignation, qu'il avait dû interrompre son compte rendu et quitter le journal. Il avait entrepris cette campagne en communauté d'idées avec un peintre, Cézanne, natif d'Aix, en Provence. Zola qui avait passé sa jeunesse à Aix, où son père ingénieur construisait un canal, y avait noué avec lui une étroite amitié. Ils vivaient maintenant unis à Paris et leur communauté d'indépendance d'idées les portait ensemble vers l'art vigoureux de Manet. Guillaumin s'était lié avec Cézanne en 1864 à l'Académie Suisse et, comme lui, après avoir d'abord peint dans une tonalité voisine de celle de Courbet, venait à la nouvelle gamme des tons clairs.
Manet avait donc rallié des hommes partis de points différents, qui ne demandaient qu'à entretenir avec lui et entre eux des relations suivies. La question se posa de se rencontrer régulièrement. Manet avait alors son atelier derrière le parc Monceau, dans la rue Guyot, une rue déserte et son atelier, presque délabré, ne se prêtait nullement à devenir un lieu de réunion. Il habitait avec sa femme et sa mère rue de Saint-Pétersbourg et auprès, à l'entrée de l'Avenue de Clichy, existait le café Guerbois, suffisamment vaste et luxueux. Ce café devint le lieu où, le soir, Manet et ses amis prirent l'habitude de se rencontrer. Les réunions, commencées au café Guerbois en 1866, d'accidentelles devinrent régulières. Le groupe dont Manet avait été le premier lien, formé des peintres adoptant son esthétique, s'accrut bientôt d'artistes d'un autre ordre et d'hommes de lettres. On voyait là fréquentant assidûment Fantin-Latour, qui devait garder sa manière de peindre distincte; Guillemet, paysagiste de la donnée naturaliste; les graveurs Desboutin et Belot; Duranty romancier et critique de l'école réaliste; Zacharie Astruc, à la fois sculpteur et poète. émile Zola, Degas, Stevens et Cladel le romancier, s'y montraient assez souvent. Vignaud, Babou, Burty, hommes de lettres, étaient des plus assidus. Ceuxlà formaient, avec les peintres rattachés directement à Manet, le fond du groupement; mais lorsque les réunions furent connues, les amis et connaissances des habitués y vinrent aussi et certains soirs le café Guerbois se remplissait de tout un monde d'artistes et d'hommes de lettres. Manet était parmi eux la figure dominante; avec sa verve, son esprit de saillie, la valeur de son jugement sur les choses d'art, il donnait le ton aux discussions. Sa qualité d'artiste persécuté, repoussé des Salons, honni des tenants de l'art officiel, en faisait comme le chef des hommes assemblés là, dont en art et en littérature l'esprit de révolte était le trait commun.
Pendant les années 1868, 186g et 1870, jusqu'à la guerre, le café Guerbois fut ainsi un centre de vie intellectuelle, où des hommes jeunes s'encourageaient à soutenir le bon combat et à braver les dures conséquences à en prévoir. Car il ne s'agissait de rien moins que d'un soulèvement contre les règles et les systèmes généralement reçus et respectés. On était sous le second Empire, alors que le principe d'autorité, vigoureusement implanté dans les institutions, donnait aux corps constitués de tout ordre, aux académies, aux jurys des Salons, un immense pouvoir, leur permettant d'exercer une vraie dictature sur les choses d'art. Mais au moment où certaines formes et modes nouveaux arrivent à l'éclosion, la jeunesse les adopte et est alors possédée d'une sorte de feu sacré, tellement que les obstacles ne sont plus vus et que la résistance à vaincre ne fait qu'exciter à marcher en avant. En effet Manet et ses amis se confirmaient si bien dans leurs vues, ils s'encourageaient à ce point les uns les autres, que l'opposition, les railleries, les insultes, la misère à certaines heures, ne devaient nullement les faire fléchir et les amener à jamais dévier de la voie où ils entreraient.
Au milieu des discussions d'ordre général poursuivies au café Guerbois, Manet et les peintres ses amis se tenaient particulièrement à leur art. Ils développaient du même coup la théorie et la pratique de la peinture par tons clairs, en plein air. Les tons clairs et le plein air ont fait, dans ces années, l'objet de leurs recherches persistantes. Manet qui jusqu'à ce jour n'avait peint ses scènes d'extérieur, comme le Déjeuner sur l'herbe, que dans son atelier, d'après des études faites au dehors, se mettait alors à exécuter des tableaux importants directement en plein air. Il peignait ainsi en 1867, de la hauteur du Trocadéro, une vue de l'Exposition universelle, placée au Champ-de-Mars. Il peignait dans les étés de 1868 et de 1869, d'assez nombreux tableaux de plages et de mer à Boulogne. Mais il ne devait jamais consacrer à la peinture de plein air qu'une part de sa production, tandis que Pissarro, Claude Monet, Sisley, Guillaumin s'y adonneraient entièrement et que même le peintre de figures parmi eux, Renoir, s'y appliquerait, dans ces années, d'une façon dominante.
II
Pissarro pendant la guerre devait se trouver à Londres, Monet à Amsterdam, Zola à Bordeaux, Manet demeuré à Paris devenait officier dans l'état-major de la garde nationale. Lorsque la paix fut revenue, le café Guerbois, délaissé pendant la guerre, resta définitivement abandonné. Les réunions qui s'y étaient tenues ne furent pas reprises. Pissarro, Monet, Sisley déjà établis hors de Paris avant 1870, s'y fixèrent définitivement, Pissarro à Pontoise, Monet à Argenteuil, Sisley à Voisins et bientôt après Cézanne alla lui-même résider à Auvers. Les peintres amis de Manet ne se trouvaient donc plus placés, pour continuer avec lui et entre eux des relations aussi suivies qu'auparavant.
Manet et ses amis allaient donc adopter des manières de vivre dissemblables, en rapport avec leurs manières de travailler différentes. Alors que Manet, essentiellement un Parisien attaché au Boulevard, resterait à peindre des figures et des sujets dans l'atelier, pour n'en sortir qu'aux occasions spéciales où il voudrait peindre des scènes en plein air, les autres délaisseraient Paris et s'établiraient à la campagne, abandonnant le travail de l'atelier, pour se tenir en plein air, directement devant la nature.
Les années de réunion au café Guerbois ont été fécondes. Manet donne aux hommes venus se grouper autour de lui la technique des tons clairs et lumineux et, en échange d'idées, ils s'avancent alors diversement, mais tous ensemble, dans la peinture du plein air. Il est resté, comme témoignage de cette heureuse entente, le tableau peint par Fantin-Latour, sous le titre d'Un atelier aux Batignolles, exposé au Salon de 1870. On y voit Manet peignant à un chevalet et, autour de lui, les peintres qui avaient profité de son apport, Monet, Renoir, Bazille et les hommes de lettres, qui s'étaient faits ses défenseurs, Zola, Zacharie Astruc. C'est d'ailleurs par une licence d'artiste que Fantin-Latour a groupé ses personnages dans un atelier, car en réalité ils ne s'y sont jamais réunis de la sorte. Seul le café Guerbois les recevait ensemble.
La guerre de 1870 et l'invasion vinrent disperser Manet et ses amis.
Les rapports ne cessèrent point, mais ils furent moins fréquents et eurent lieu dans l'appartement où Manet travaillait. Peu après la guerre, il avait en effet quitté son atelier à l'écart, dans la rue Guyot aux Batignolles, pour venir occuper, 4, rue de Saint-Pétersbourg en plein Paris, un entresol, où il put recevoir facilement ceux qui le recherchaient.
Cependant les jeunes peintres peignant en tons clairs et en plein air avaient peu à peu attiré l'attention. Les réunions du café Guerbois n'étaient point restées ignorées, des journaux en avaient parlé. On avait alors plus ou moins su que des artistes se réunissaient autour de Manet et subissaient son influence. Ce groupement avait d'ailleurs paru tout à fait bizarre, formé d'hommes sûrement dévoyés. Le tableau de Fantin, Un atelier aux Batignolles, exposé au Salon de 187o, avait été regardé. Après cela Manet et ses amis furent désignés comme formant l'école des Batignolles. Ils avaient rallié des défenseurs encore rares, mais qui cependant achetaient de leurs tableaux et les vantaient autour d'eux. Quelques marchands étaient venus, qui en montraient à leur clientèle.
Les peintres développant une nouvelle formule commençaient donc à être connus dans le monde qui s'occupe des choses d'art, et ils pensèrent maintenant à conquérir l'attention du grand public, en exposant systématiquement leurs œuvres. Ils eurent alors à résoudre la question de savoir s'ils exposeraient aux Salons ou ailleurs. Ils avaient pu, malgré des refus assez fréquents, pénétrer suffisamment aux Salons avant 1870. Pissarro, l'aîné de tous, avait commencé à exposer des paysages aux Salons, dès 1859. Refusé en 1863, il avait exposé au Salon des refusés de cette année-là. Il avait ensuite été reçu aux Salons de 1865, 1866, 1868, 1869 et 1870. Il n'avait pas encore développé sa manière claire; sa gamme de couleur dans la donnée de Courbet et de Corot s'était fait accepter. Mlle Berthe Morisot avait de même exposé à de nombreux Salons sans rencontrer d'hostilité. 1868 avait vu les futurs Impressionnistes Pissarro, Monet, Sisley, Renoir exposer à un même Salon. Renoir envoyait surtout une œuvre importante, Lise, peinte en plein air, et déjà claire pour l'époque, mais qui, dépendant encore de le technique de Courbet, n'avait pas suscité d'opposition décidée. Pendant ces années de début, les toiles les plus osées étaient venues de Claude Monet, qui s'était mis tout de suite, avec le plus de hardiesse, à peindre en plein air, en tons clairs et tranchés.
En définitive s'ils avaient pu avant 1870, se faire recevoir aux Salons, d'une manière fréquente, ils le devaient à ce que la notoriété acquise n'était encore que restreinte, à la circonstance que l'emploi des tons clairs n'apparaissait toujours chez eux qu'atténué et en outre à ce fait qu'épars dans les salles, leurs pratiques communes n avaient point pu frapper, mais aussi n'avaient-ils obtenu aucun avantage commun de groupe. Ils avaient donc pu pénétrer aux Salons avant la guerre, mais lorsqu'après ils se furent enhardis à développer tout à fait leur manière, lorsqu'ils vinrent à être connus, que l'attention fut fixée sur eux, qu'ils furent tenus pour des révoltés, que leurs œuvres eurent acquis un tel caractère de nouveauté qu'elles ne purent plus passer sans soulever l'animadversion, il était certain que les Salons se fermeraient pour eux et qu'ils y seraient refusés systématiquement. D'ailleurs, en supposant qu'on les y eût encore admis, ils n'y figureraient jamais que dispersés, loin les uns des autres. Ils continueraient à n'y obtenir qu'une attention distraite, les principes qu'ils représentaient, à l'état de groupe, ne pourraient arriver à se manifester avec assez d'évidence, pour être reconnus. Ils vont donc renoncer à envoyer aux Salons. Ils exposeront ailleurs tous ensemble.
L'année 1871, par suite de la guerre étrangère et de la guerre civile, n'avait pas vu de Salon. Repris en 1872 et en 1873, les Salons ne reçurent alors d'œuvres que de la seule 1erthe Morisot. Renoir, qui s'était présenté isolément à ces Salons, avait été refusé. Trois ans s'étaient ainsi écoulés, sans que les futurs Impressionnistes eussent pu se montrer au public. Pour des gens jeunes, ardents, désireux de se produire, c'était un long temps. Ils se concertèrent donc afin de tenir, en 1874, une exposition particulière. Mais alors Manet eut à décider s'il allait ou non exposer avec eux. Une première divergence s'était produite entre lui et eux, lorsqu'ils étaient allés s'établir à la campagne, pour y peindre surtout en plein air, tandis qu'il restait à Paris, pour y peindre dans son atelier et n'aller travailler qu'accessoirement en plein air. Maintenant une nouvelle divergence survenait, qui accentuait la première. Il allait continuer d'exposer aux Salons, les laissant exposer ailleurs. Il avait en effet forcé l'entrée des Salons par une bataille éclatante, qui lui avait obtenu la renommée, et il ne voulait pas perdre l'avantage acquis d'y paraître, en excitant l'attention universelle, pour aller montrer ses œuvres à l'écart, d'une manière moins retentissante. Il continuera ainsi d'exposer aux Salons, pendant que ses amis, encore relativement à lui des débutants, livreront leur bataille sur un autre terrain.
Pissarro, Claude Monet, Sisley, Renoir, Berthe Morisot, Cézanne et Guillaumin se produisaient donc tous ensemble, à une première exposition en 1874. Cependant ils n'allaient pas se présenter seuls, à l'état de groupe trié au public. Ils s'étaient associés avec d'autres artistes. C’était une tentative hardie que celle de tenir une exposition particulière, elle entraînait à des frais relativement considérables, qu'ils désiraient faire partager. Pour attirer un nombre suffisant de visiteurs et avoir plus de chances d'obtenir l'attention de la presse, ils sentaient aussi qu'il fallait élargir le cercle et s'unir à des artistes déjà plus ou moins connus, ayant, comme point de ressemblance avec eux, l'indépendance d'esprit et la liberté de l'esthétique. Ils s'étaient donc combinés, pour former un assemblage, qui prit le titre de Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs, avec
Degas, Bracquemont, de Nittis, Brandon, les paysagistes Boudin, Cals, Gustave Collin, Latouche, Lépine, Rouart et quelques autres, en tout trente exposants.
Une grande salle d'exposition manquant au centre de Paris, la Société avait loué, 35, boulevard des Capucines, une suite de pièces occupées par le photographe Nadar. Ce local se trouvait sur un boulevard, où passe tout Paris. Les affiches mises à la porte attireraient suffisamment les regards pour qu'un grand nombre de visiteurs se décidât à monter l'escalier et à payer le franc d'entrée, sur lequel les exposants comptaient pour couvrir leurs frais. L'exposition s'ouvrit le 15 avril. Le nombre des visiteurs fut relativement considérable et la notoriété fort accrue qu'acquirent en particulier les peintres de la nouvelle peinture, dut les satisfaire. Mais d'ailleurs ce furent une notoriété et un renom désastreux. Le public ne vit en eux que des artistes dévoyés, ignorants, présomptueux, ne peignant que des choses informes.
Cependant ils allaient voir sortir pour eux de cette exposition une conséquence qu'ils n'avaient pas prévue. Ils allaient en obtenir un nom, chose qui leur avait manqué jusqu'alors. En effet on a vu qu'en parlant d'eux, nous n'avons trop su comment nous y prendre pour les dénommer, disant les amis de Manet, ou les peintres de la nouvelle peinture, ou les futurs Impressionnistes. De même jusqu'en 1874 ceux qui pouvaient s'occuper d'eux, à un titre quelconque, ne savaient comment les désigner. Un nom leur manquait. Les uns disaient les peintres de la nouvelle peinture. C'est ce titre de la Nouvelle peinture, que Duranty, dans une brochure qui leur était consacrée, prenait personnellement; d'autres les appelaient les Indépendants ou encore les Intransigeants. Cependant quand une chose existe, une appellation survient sûrement pour la désigner.
Au milieu des trente peintres qui se produisaient sur le boulevard des Capucines, les amis de Manet, ayant hardiment adopté la pratique des tons clairs et du plein air, attiraient surtout les regards. Claude Monet avait envoyé des toiles particulièrement caractéristiques et c'est l'une d'elles, qui allait, faire surgir le nom. Il en exposait cinq, dont l'une avait pour titre Impression, soleil levant, une vue prise dans un port. Des bateaux sur l'eau, légèrement indiqués, apparaissaient au travers d'une buée transparente, qu'éclairait le soleil rouge. Au titre Impression correspondait une touche rapide et légère et des contours fondus, dans une enveloppe générale. Cette œuvre donnait bien la formule de l'art nouveau, aussi par son titre et sa facture fît-elle naître l'expression qui paraissait le mieux caractériser les artistes qui le représentaient, celle d'Impressionnistes.
Le mot, venu en quelque sorte spontanément sur les lèvres des visiteurs, fut pris et appliqué par le Charivari, le 25 avril.
Un de ses rédacteurs, Louis Leroy, mettait EXPOSITION DES IMPRESSIONNISTES, en tête d'un article consacré aux exposants dû boulevard des Capucines. Le nom nouveau n'était du reste employé que dans le sens le plus défavorable, approprié à des hommes considérés comme ignorants et présomptueux. L'article n'était qu'une suite de railleries et de sarcasmes. Le Charivari était alors dirigé par Pierre Véron, un homme sans jugement artistique. Il faisait systématiquement bafouer Manet. Il devait repousser Forain comme dessinateur, incapable de découvrir la moindre apparence de talent dans ce qu'on lui montrait de lui. Et maintenant que les Impressionnistes survenaient, il ne laissait apparaître leur nom dans son journal qu'à titre de dénigrement.
Le nom d'Impressionnistes, employé par le Charivari, mit du temps à se répandre; il ne devint d'un usage général qu'après quelques années. Les artistes auxquels on l'appliquait ne le remarquèrent d'abord point; puis lorsqu'ils fut assez répandu pour qu'ils ne puissent l'ignorer, ne le voyant employé qu'en mauvaise part, ils le repoussèrent. Ce ne fut qu'ensuite, lorsqu'il fut tout à fait usité, que faute d'avoir pu trouver eux-mêmes un autre nom à se donner, ils finirent par l'accepter et se l'appliquer. L'exposition d'avril 1874, sur le boulevard des Capucines, quoiqu'elle n'ait attiré que la curiosité banale des passants, ou n'ait été signalée que comme chose méprisable, a marqué, on le voit maintenant, une date importante dans l'histoire de l'art français au XIXe siècle. Là se sont produits ensemble, pour la première fois, des peintres dont la technique, le système, les procédés constituaient un apport nouveau et là encore se créaient les mots Impressionnistes et Impressionnisme, dont on peut dire qu'ils ont fait le tour du monde.
En attendant, les peintres que nous appellerons maintenant les Impressionnistes ne retiraient que mépris de leur exposition. Leurs œuvres devenaient invendables. Les soi-disant connaisseurs, les collectionneurs se refusaient tout particulièrement à en acheter. Les Impressionnistes devaient le reconnaître, à l'occasion d'une vente qu'ils tentaient, en mars 1875. Ils l'avaient entreprise tant pour continuer à se montrer au public, à défaut d'une exposition qu'ils n'étaient pas à même de faire cette année, que pour se procurer quelque argent. Claude Monet, Sisley, Renoir, Berthe Morisot faisaient donc passer aux enchères, à l'Hôtel Drouot, 70 tableaux. Ceux qu'ils essayaient de pousser, en élevant quelque peu les prix, devaient être retirés. Ils ne trouvaient d'acquéreurs pour les autres, laissés à des prix très bas, que dans un tout petit cercle d'amis. Le total de la vente ne dépassait pas 10.349 francs, tant pour les tableaux retirés que vendus.
Cependant ils n'étaient pas hommes à fuir le combat. Ils renouvelleraient leurs expositions avec persistance. Ils n'avaient pas été en mesure d'en tenir une en 1875, et leur seconde exposition ne put avoir lieu qu'en 1876, deux ans après la première. Elle se fit dans les galeries de M. Durand-Ruel, rue Le Peletier; Pissarro, Claude Monet, Sisley, Renoir, Berthe Morisot s'y représentaient ensemble. Une recrue Caillebotte apparaissait avec eux pour la première fois; Cézanne et Guillaumin manquaient. Le nombre des peintres n'appartenant pas à leur système avait décru. Au lieu de 30 exposants en 1874 il ne s'en trouvait en tout que 1g en 1876. Le nom d'Impressionniste devint d'un usage courant, à l'occasion de cette seconde exposition. Les visiteurs, les journalistes, les critiques s'en servirent, comme d'un terme approprié et expressif.
Les Impressionnistes retiraient donc de leur seconde exposition un surcroît de notoriété, mais sans progresser dans la faveur publique. Au contraire, à mesure qu'ils devenaient plus connus, ils se voyaient plus méprisés. Voici par exemple de quelle manière Albert Wolff, alors réputé comme critique, parlait d'eux dans le Figaro du 3 avril 1876: «La rue Le Peletier a du malheur. Après l'incendie de l'Opéra, voici un nouveau désastre qui s'abat sur le quartier. On vient d'ouvrir chez Durand-Ruel une exposition qu'on dit être de peinture. Le passant inoffensif entre et à ses yeux épouvantés s'offre un spectacle cruel. Cinq ou six aliénés, dont une femme, s'y sont donné rendez-vous pour exposer leurs œuvres.
«Il v a des gens qui pouffent de rire devant ces choses-là, moi, j’en ai le cœur serré. Ces soi-disant artistes s'intitulent les Intransigeants, les Impressionnistes. Ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques tons et signent le tout. C'est ainsi qu'à Ville-Evrard des esprits égarés ramassent les cailloux sur leur chemin et croient avoir trouvé des diamants.»
Plus que jamais décidés à poursuivre le combat, ils organisaient une troisième exposition, en avril 1877. Elle se tenait au no 6 de la rue Le Peletier, au premier étage d'une maison en réparation, loué pour la circonstance. Ils disposaient ainsi des pièces d'un vaste appartement, qui leur donnait l'espace suffisant pour montrer les 241 toiles réunies. Ils étaient sur une rue passante, en vue du Boulevard, ce qui leur assurerait des visiteurs.
Cette fois-ci le groupe des Impressionnistes purs remplissait presque entièrement l'exposition. En effet, renonçant au titre primitif de Société anonyme, qui ne constituaitait point un vrai nom, ils se décidaient à s'approprier e nom d Impressionnistes, qu’on leur avait donné à leur insu et qu'ils avaient jusqu'ici repoussé. Pendant l'exposition ils allaient publier, sous le titre de l'Impressionniste, journal d'art, une feuille de propagande, ornée de dessins. Cette prise de possession du mot Impressionniste avait amené à se retirer ces artistes moins osés, peignant dans une gamme moins colorée, qui s'étaient à la première exposition tenus avec eux. Au lieu de trente exposants en 1874 et de dix-neuf en 1876, il ne s'en trouvait plus maintenant que dix-huit. Et comme tous les vrais Impressionnistes revenaient cette fois-ci ensemble, Pissarro, Claude Monet, Sisley, Renoir, Berthe Morisot, Cézanne, Guillaumin, avec Caillebotte et quelques autres recrues, leurs tableaux tenaient presque toute la place. De ce fait l'exposition, moins mélangée, avait un caractère plus tranché et une apparence d'intransigeance plus marquée que la première de 1874. En outre, comme ils étaient animés d'un même esprit et d'une égale ardeur, que se soutenant, se stimulant les uns les autres, ils avaient depuis trois ans développé et accentué les particularités qui les distinguaient, leur troisième exposition était autrement audacieuse que la première. Les Impressionnistes s'étalaient donc, cette fois-ci pour le public, dans la plénitude de leur monstruosité; aussi produisirent-ils sur lui un effet extraordinaire d'hilarité, de mépris, d'indignation, d'horreur.
L'exposition devint un événement parisien. On en parlait comme d'une chose surprenante, dans les cafés du Boulevard, les cercles et les salons. Elle fut donc très visitée. Mais on n'y était point attiré par un intérêt artistique quelconque. On n'y allait que pour se donner un plaisir d'excentricité, par le spectacle de productions considérées comme extravagantes. Aussi étaient-ce des rires et des haussements d'épaules constants de la part des visiteurs. On voyait des gens qui en perspective de la gaîté attendue, commençaient à rire dans la rue et en montant les escaliers et qui, entrés dans les salles, se tordaient au premier coup d'œil. Le courant était tellement violent que les quelques partisans ralliés par les Impressionnistes se trouvaient absolument impuissants à agir sur l'opinion d'aucun visiteur, même de ceux qu'ils connaissaient. Toute apologie ou défense qu'ils voulaient présenter était immédiatement arrêtée, comme une prétention à se moquer du public.
L'apport des novateurs en peinture ne s'est jamais produit, au XIXe siècle, sans soulever une opposition plus ou moins violente. Si les Impressionnistes étaient aussi maltraités à leur exposition de 1877, c'est qu'ils avaient atteint leur plein développement et qu'ils montraient réellement des œuvres d'un caractère différent de ce que l'on avait déjà vu. Cézanne était de tous celui qui excitait et devait exciter longtemps le plus d'horreur. On peut dire, pour caractériser l'opinion qu'on s'en formait, qu'il faisait l'effet d'un monstre, d'un ogre. Il avait mis du temps à pleinement se développer. A la première exposition de 1874, il envoyait La Maison du pendu à Auvers, une œuvre déjà puissante, mais qu'il devait dépasser et qu'il dépassait en effet, en intensité de coloris et en originalité de facture avec le portrait de M. Choquet et les paysages exposés rue Le Peletier. Claude Monet, Sisley, Renoir, Guillaumin montraient, portées à l'extrême point, les particularités de l'Impressionnisme de plein air. Pissarro exposait des potagers, des champs de choux, sujets jugés absolument bas et anti-artistiques.
Les exposants, dans leur hardiesse, faisaient donc l'effet de barbares, d'ignorants, de malotrus et ils étaient traités comme tels par le public, la presse et les critiques. Le Charivari, qui ne leur avait d'abord trouvé un nom que pour les dénigrer, les poursuivait d'injures. On peut résumer l'opinion commune à leur égard par ce jugement, porté dans la Chronique des Arts et de la Curiosité. «MM. Claude Monet et Cézanne, heureux de se produire, ont exposé le premier 30 toiles, le second 14. Il faut les avoir vues pour s'imaginer ce qu'elles sont. Elles provoquent le rire et sont cependant lamentables. Elles dénotent la plus profonde ignorance du dessin, de la composition, du coloris. Quand les enfants s'amusent avec du papier et des couleurs, ils font mieux. MM. Levert, Guillaumin, Pissarro, Cordey, etc., ne méritent pas en vérité qu'on s'arrête devant eux.»
Lorsque l'exposition se ferma, les Impressionnistes étaient donc parvenus à une grande renommée, mais à une renommée qui en faisait des condamnés. Ils voulurent se procurer quelque argent, par une nouvelle vente aux enchères. Elle n'eut pas meilleur succès que la première, tentée en 1875. Quarante-cinq toiles de Pissarro, Sisley, Renoir, Caillebotte ne produisaient que 7.610 francs et encore un assez grand nombre d'entre elles avaient-elles dû être retirées. La vente eut lieu à l'Hôtel Drouot, le 28 mai, devant un public qui s'était rendu là, pour continuer les rires et les mépris dont il avait gratifié les peintres à leur exposition, rue Le Peletier. Les toiles soulevaient des huées, à mesure qu'on les présentait. On s'amusa à en passer plusieurs de mains en mains, tournées de haut en bas. C'était une plaisanterie que le Charivari avait inaugurée, en prétendant que dans les paysages des Impressionnistes, on ne distinguait point de ligne d'horizon, que la terre, les eaux, le ciel restant informes, on pouvait faire indifféremment du bas de la toile le haut, et du haut le bas. Cette plaisanterie devint à la mode. Elle s'établit au théâtre, où dans les revues on introduisit un rapin impressionniste, incapable lui-même de découvrir le haut et le bas des toiles, qu'il barbouillait sur la scène, devant le public.
Ce soulèvement de l'opinion, ces manifestations d'universel mépris eurent pour résultat d'enlever aux malheureux artistes la possibilité de vendre leurs œuvres, même au plus bas prix. Les quelques amis qu'ils s'étaient faits, dont les ressources étaient très limitées, n'ayant pu se grossir de recrues, il ne se trouva bientôt plus personne pour en acheter. M. Durand-Ruel, le seul marchand qui eût réellement soutenu les Impressionnistes et qui avait commencé à leur trouver des acheteurs, lorsqu'ils n'étaient pas encore trop signalés au mépris public, maintenant que la réprobation était devenue générale, ne put plus du tout vendre de leurs œuvres. Après avoir longtemps persisté à en empiler chez lui, aux prix de gros sacrifices, il se trouva à la fin épuisé et dut s'arrêter. Alors ce furent, pendant des années, la gêne complète, la misère noire, pour ceux d'entre eux qui devaient demander au produit de leur pinceau leurs moyens entiers d'existence.
Il faut dire, à la louange de ces hommes, que le mépris, les opprobres, la pauvreté ne les ont à aucun moment amenés à dévier de leur voie. Ils se sont tenus à leur manière tant honnie, sans chercher un seul instant à la modifier en quoi que ce soit, pour se faire accepter du public. Ils ont attendu, pendant de longues années, tout le temps nécessaire, que le public vînt à eux et qu'un changement d'opinion se produisît, soutenus par la conviction qu'ils avaient de la justesse de leurs principes et de la valeur de leur art.
En 1877, à l'issue de leur exposition, les Impressionnistes ne pouvaient donc compter sur aucun appui. Leurs rares amis demeuraient impuissants et ils devaient subir l'insuccès et la misère. C'est le temps qui allait travailler pour eux. C'est leur persistance à se monter, qui amènerait le public à se familiariser avec eux et à trouver à la fin bonnes des formes qui, à leur apparition, lui avaient semblé monstrueuses. Les Impressionnistes vont donc continuer leurs expositions. Elles n'auront plus, il est vrai, l'importance et ne feront plus le bruit de celle de 1877, qui marque comme un point culminant, et le faisceau des sept se trouvera relâché. Cézanne, possesseur d'une aisance personnelle, que n'inquiétait point le souci de vente, ne prendra plus part à aucune exposition. Les autres continueront, mais parmi eux Pissarro et Berthe Morisot seront les plus assidus, tandis que Monet, Sisley, Renoir, Guillaumin, s'abstiendront à plusieurs reprises, tantôt l'un, tantôt l'autre.
Des expositions successives avaient ainsi lieu, en 1879, avenue de l'Opéra; en 188o, rue des Pyramides; en 1881, 35, boulevard des Capucines; en 1882, rue Saint-Honoré; en 1886, 1, rue Laffitte. En 188o, une exposition exclusive d'œuvres de Claude Monet se tenait sur le boulevard des Italiens, aux bureaux du journal, la Vie moderne. En 1883, M. Durand-Ruel, ayant loué temporairement le premier étage de la maison no 9 du boulevard de la Madeleine, y faisait pendant quatre mois, de mars à juin, des expositions consacrées chaque fois à un peintre, d'abord à Claude Monet, puis à Renoir, Pissarro et Sisley. On voit ainsi que les expositions des Impressionnistes changeaient chaque fois de lieu. Elles ont eu une sorte de caractère ambulant. La plupart ont encore présenté cette singularité de se tenir dans des appartements inoccupés de maisons neuves ou en réparation, loués momentanément pour la circonstance. La principale condition que l'on demandait aux locaux était de se trouver sur une voie fréquentée, où l'on pût attirer l'attention de nombreux passants.
Ces expositions faisaient de plus en plus connaître les Impressionnistes, mais sans qu'ils vissent d'abord changer l'opinion à leur égard et qu'ils en retirassent de réels avantages. La lutte ingrate se prolongea donc pendant des années. Vers 1886-1888 le milieu devenait plus favorable. Les amis de la première heure avaient fait des recrues. De nouveaux venus se mettaient à peindre dans la gamme claire. Ils étendaient le cercle de l'Impressionnisme et donnaient une certaine consécration aux premiers apparus. Des défenseurs leur arrivaient dans la presse. Ils allèrent alors gagnant sans cesse du terrain. A partir des années 18941895 un changement décisif se produisait qui amenait tout à coup les collectionneurs, en France et à l'étranger, à rechercher ces mêmes œuvres impressionnistes d'abord si honnies et méprisées.
L'époque de la misère était passée, et quoique l'opposition et le dénigrement persistassent dans de nombreux quartiers et que la lutte dût être poursuivie, la victoire éclatante et définitive ne fut plus douteuse.
III
Comment l'art des Impressionnistes présentait-il des traits inattendus ? D'où lui venait cet aspect à part, qui excitait d'abord le rire, le mépris et l'horreur.
A leur point de départ les Impressionnistes avaient pris à Manet la technique des tons clairs, débarrassés des ombres traditionnelles et ils s'étaient mis à peindre directement en plein air devant la nature. Ils avaient trouvé déjà en usage la pratique de peindre en plein air, ils n'en étaient pas les inventeurs. Constable en Angleterre, Courbet et Corot en France l'avaient appliquée auparavant; mais ceux-ci ne s'en étaient servi qu'accessoirement, pour obtenir des esquisses et des études, leurs vrais tableaux étant toujours peints à l'atelier. La grande innovation des Impressionnistes avait été de généraliser l'exception. Ils s'adonnèrent systématiquement à la peinture du plein air. Tous leurs paysages, pour les peintres de figures tous les tableaux avec fonds de paysage, furent exécutés au dehors, dans l'éclat vif de la lumière, devant la scène à représenter.
L'emploi exclusif des tons clairs et l'usage persistant de peindre en plein air, dans la lumière, formaient une combinaison neuve et hardie, d'où devait sortir un art aux traits nouveaux. En effet le peintre qui se tenait tout le temps devant la nature était conduit à en saisir les colorations variées et fugitives, négligées jusqu'alors. Un paysage n'était plus pour lui le même, par le soleil ou le temps gris, par l'humidité ou la sécheresse, le matin, à midi ou le soir. Le peintre enfermé dans l'atelier avait donné à la nature une sorte d'aspect uniforme, de caractère constant, que le peintre en plein air ne pouvait connaître. Pour le peintre dans l'atelier, le feuillage avait été d'un vert déterminé, l'eau avait eu une «couleur d'eau» permanente, le ciel avait été d'un certain bleu et les nuages d'un certain gris. Mais à l'Impressionniste les scènes naturelles, sur lesquelles il tenait tout le temps les yeux, ne purent se présenter que sous les aspects divers, que les variations de la lumière et les changements de l'atmosphère leur faisaient prendre. Et comme l'Impressionniste disposait des ressources procurées par l'emploi des tons clairs, débarrassés d'ombres, il put appliquer sur ses toiles ces couleurs éclatantes, qui correspondaient aux effets variés que les scènes naturelles lui offraient. On vit ainsi apparaître, dans les tableaux des Impressionnistes, les plaques de lumière que le soleil, passant à travers le feuillage, étend sur le sol; on vit reproduire les verts tendres et aigus qui couvrent la terre au printemps, les champs brûlés en été par le soleil prirent des tons roussis, l'eau n'eut plus de couleur propre, mais les reçut toutes en succession. Puis les Impressionnistes ayant découvert que les ombres, selon les effets de lumière, sont en plein air diversement colorées, peignirent sans hésiter des ombres bleues, violettes, lilas.
Les œuvres ainsi exécutées présentèrent tout à coup au public une coloration, qu'il n'avait encore jamais vu apparaître en peinture. Elles pouvaient bien correspondre au véritable aspect de la nature, vue d'une certaine façon, mais comme personne n'a l'habitude de regarder la nature, pour décider de sa correspondance avec les tableaux peints, qu'on ne juge que par comparaison avec le genre de peinture alors accepté et qui a façonné lés yeux, les œuvres des Impressionnistes devaient à leur coloris nouveau et imprévu, une méconnaissance absolue.
En outre les Impressionnistes, parce qu'ils peignaient directement devant la nature, étaient amenés présenter des formes générales autres que celles des devanciers. Ils n'ont plus eu le temps et la faculté d'exécuter le travail de reconstruction, de métamorphose, d'embellissement, auquel s'étaient livrés les peintres demeurés à l'atelier. Non seulement leurs œuvres ont pris de ce fait un aspect plus simple, mais l'ordre des motifs s'est étendu. Les devanciers, arrangeant dans l'atelier, avaient rendu la nature sous certaines apparences préférées. Ils avaient recherché des sites jugés particulièrement nobles, pittoresques et, comme tels, tenus seuls pour dignes d'être reproduits. L'Impressionniste parti pour peindre en plein air, frappé par un effet momentané de l'atmosphère ou de la végétation, se mettant directement à le fixer sur la toile, à l'état d'œuvre définitive, ne s'est plus inquiété du site où il le découvrait. Il était sur la grande route et il l'introduisait sur sa toile avec les arbres ébranchés qui la bordent, et ce motif lui paraissait aussi noble que tout autre. Il se trouvait devant un village et il le peignait avec les jardins potagers ou les champs de légumes, qui pouvaient l'entourer. Lorsqu'il rencontrait de l'eau, il ne se demandait point, comme l'avaient fait tant d'autres, si elle était limpide et apte à refléter les objets, mais il la saisissait sous tous ses aspects, la trouvant aussi intéressante par les temps gris et les grandes pluies, qui. la rendent jaune et opaque, que par le soleil qui en fait un miroir transparent.
Les œuvres des Impressionnistes, en ne mettant plus sous les yeux du public des tableaux arrangés, des sites choisis, des motifs embellis, rompaient avec les formes admises et, par surcroît, les touches fondues, la facture large, employées à leur exécution, ajoutaient de nouveaux traits imprévus à leur physionomie anormale. Les contours dans les œuvres impressionnistes n'avaient pu rester aussi arrêtés que dans l'ancienne peinture, les lignes aussi rigides, les formes aussi précises. Quand l'Impressionniste peignait le brouillard ou les buées qui enveloppent les objets, quand il peignait les plaques de lumière vacillantes, qui, à travers les arbres agités par le vent, viennent éclairer certaines parties du sol, quand il peignait l'eau houleuse de la mer, se brisant en embrun sur les rochers, ou le courant rapide d'une inondation, il ne pouvait espérer réussir à rendre son effet, qu'en supprimant les contours rigides et arrêtés. C'était réellement l'impression que les choses faisaient sur son œil qu'il voulait rendre, des sensations de mouvement et de lumière qu'il voulait donner et il ne pouvait y parvenir, qu'en laissant souvent sur sa toile les lignes indéfinies et les contours flottants.
Le public se trouvait donc déconcerté de toutes les manières devant les œuvres des Impressionnistes. Elles lui offraient un système de coloris, une variété de tons, un éclat de lumière tout nouveaux, elles ne lui présentaient plus ces sites choisis, ces motifs arrangés, auxquels il était accoutumé, elles substituaient une touche large, des contours flottants aux lignes arrêtées traditionnelles. Ne possédant plus ces traits que l'habitude avait fait considérer comme essentiels dans toute œuvre d'art, elles faisaient naturellement l'effet de choses grossières, monstrueuses, de simples esquisses ou ébauches sans formes.
IV
Nous avons évité de comprendre Degas parmi les Impressionnistes, bien qu'il se soit tenu tout le temps avec eux aux expositions et qu'aujourd'hui on le classe aussi communément avec eux; mais c'est qu'aujourd'hui la portée du nom d'Impressionnistes s'est énormément étendue et a perdu toute précision. Si l'on veut rester exact, on doit tenir Degas à part des Impressionnistes; ses origines, la nature de son art l'en distinguent. On va du reste à l'encontre de ses désirs lorsqu'on en fait un des leurs. Il a personnellement toujours repoussé le titre d'Impressionniste. Quand, à l'exposition de 1877, ceux qui laissaient réellement voir ces traits qui l'avaient fait naître, l'adoptèrent, il s'y opposa le plus qu'il put. Degas n'a de commun avec les Impressionnistes que le coloris, qu'il leur doit pour une part. Autrement il n'a pas pratiqué comme eux la peinture en plein air, qui leur reste propre, sa technique est d'un autre ordre. Il a son point de départ dans la tradition classique, il est avant tout un dessinateur. Ses ancêtres sont Poussin et Ingres. On trouve à ses débuts une copie magistrale de l'Enlèvement des Sabines et des dessins exécutés selon les procédés d'Ingres. Sa première œuvre personnelle a été une Sémiramis, conçue dans la pure donnée de la peinture d'histoire, à laquelle les Impressionnistes sont toujours restés étrangers ou hostiles. Degas, pénétré de l'esprit de son temps, a délaissé la peinture d'histoire, qui l'avait d'abord séduit, pour prendre des sujets modernes, mais il n'a jamais dévié de la technique primitivement adoptée. Il est resté le dessinateur savant de la donnée classique.
On ne saurait non plus ranger parmi les Impressionnistes des paysagistes comme Boudin et Lépine, qui ont participé à la première exposition de 1874; et se sont ensuite abstenus. Ils avaient entendu se tenir sur un terrain neutre, aussi lorsque le titre d'Impressionniste prévalut et servit à désigner les expositions, se retirèrent-ils, pour qu'il ne leur fût pas appliqué. Ils étaient demeurés attachés à une coloration grise, moins audacieuse que celle des Impressionnistes et il était tout naturel qu'ils voulussent rester distincts de ceux dont ils différaient.
Nous avons maintenant à mentionner les adhérents, qui se sont joints aux premiers Impressionnistes et sont venus successivement exposer avec eux. Nous rencontrons là des artistes originaux, qui se sont, dans une mesure quelconque, appropriés les procédés et la gamme de l'impressionnisme pour en faire un emploi personnel. Ils nous donnent le spectacle du développement graduel, que peut prendre une donnée d'art. En les rangeant chronologiquement, d'après les années où ils ont pris part aux expositions, nous avons d'abord Caillebotte, qui expose dès 1876. Il montre cette année-là ses Raboteurs de parquets, peints, il est vrai, dans une gamme de couleur un peu assoupie, mais il éclaircira sa palette, surtout, sous l'influence de Claude Monet. Puis Mlle Marie Cassatt qui prend part aux expositions de 1879, 188o, 1881, 1886. Elle ne peut être appelée Impressionniste que par son coloris, qui devient de plus en plus éclatant et lumineux. Autrement elle a subi au début l'influence de Degas. Son dessin est expressif, son art plein de sentiment. Elle a particulièrement montré ses qualités de dessinateur dans une œuvre gravée, très originale. Gauguin survient, avec les expositions des années 188o, 1881, 1882 et 1886. Il se rapproche d'abord de Pissarro et de Cézanne. Ce n'est que plus tard, à Taiti, qu'il produira des œuvres d'une palette très originale. Seurat et Signac, à l'exposition de 1886, entrent dans une voie propre, où ils se donnent le nom de Néo-Impressionnistes. Ils inaugurent la division du coloris, poussée à son extrême limite, jusqu'à l'emploi des couleurs primaires, appliquées à l'état pur, par points et minuscules touches, ce qui leur a fait donner aussi le nom de «Pointillistes».
Les expositions des Impressionnistes s'arrêtent à l'année 1886. A ce moment, le groupe, apportant une manifestation d'art nouvelle, a fait son effort d'ensemble. Ses membres, qui ont pleinement développé leur originalité, peuvent exister à l'état séparé. Les Impressionnistes désormais vont donc continuer individuellement à se pousser dans le monde et à poursuivre le combat, chacun à part soi, jusqu'au succès définitif. Mais en même temps qu'ils réussiront à être appréciés et qu'ils finiront par se faire reconnaître pour des maîtres, leur influence s'exercera de toutes parts et l'impressionnisme gagnera autour d'eux et au loin. Indépendamment des artistes originaux, que nous avons vu se rallier à eux pour participer à leurs expositions et des Néo-Impressionnistes développant une théorie propre des couleurs, on verra une foule d'artistes adopter, dans des mesures diverses, leur coloris clair et l'utiliser comme partie intégrante de leur facture. On va voir aussi survenir, alors que les procédés de l'impressionnisme auront atteint leur complet développement, des hommes qui adopteront la formule et se mettront à peindre d'après elle du premier coup, à l'état de disciples.
L'impressionnisme a fini par devenir ainsi une chose diffuse et variée, qui a pénétré de toutes façons l'art de la peinture. Mais aussi les noms d'Impressionnistes et d'Impressionnisme ont-ils perdu leur caractère précis. On peut dire qu'on les étend maintenant à tous les artistes et à toutes les œuvres, qui laissent voir le rendu primesautier de la nature par un coloris clair, débarrassé des ombres conventionnelles. Dans ces circonstances sont à présent tenus pour Impressionnistes des peintres, qui ont vécu avant que le mot ne fût trouvé, d'autres qui, lorsqu'il est apparu, l'ont repoussé ou l'eussent repoussé, s'ils eussent pu se douter qu'on le leur appliquerait. Enfin, le nom est donné à des vivants de tendances, de procédés, de physionomie fort divers, qui l'acceptent volontiers, depuis qu'il a définitivement pris une signification favorable et entraîne l'idée d'une technique rénovée et de sensations personnelles.
Faisant ici de l'histoire et voulant être précis, nous devons réserver au début le nom d'Impressionnistes aux artistes, qui l'ont d'abord suggéré et fait naître. Aux hommes qui, sous l'influence immédiate de Manet, ont adopté de 1865 à 1870 la technique des tons clairs, débarrassés des ombres traditionnelles, puis qui, l'ayant appliquée à la: peinture en plein air, directement devant la nature, se sont, à deux expositions principales, en 1874 et en 1877, révélés avec éclat, par des œuvres d'un caractère neuf et original.
Source imprimée THéODORE DURET, Histoire des peintres impressionnistes, Paris, Floury, 1939
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